
… rendre ses lettres de noblesse.
De Ndaw à Ndao, de Jaw à Diao, de Wolof à Ouolof, de Wakam à Ouakam, de Jeng à Dinka : Réflexion sur les effets des transcriptions coloniales sur les patronymes Africains et la mémoire identitaire
L’impact des transcriptions coloniales sur les noms Africains dépasse largement la simple question orthographique. Il touche à la mémoire collective, à la transmission des généalogies, et à la perception de l’identité. Les langues Européennes, utilisées pour transcrire les langues Africaines, ont parfois introduit des formes orthographiques qui ne reflètent pas fidèlement les sons originaux, ce qui a engendré des confusions persistantes. Il ne s’agit pas d’une volonté malveillante des colonisateurs, mais bien d’un décalage linguistique profond, dû aux différences de structure phonologique entre les langues Africaines et Européennes. Ces décalages ont pourtant des effets considérables sur la manière dont les Africains eux-mêmes perçoivent leurs origines, leurs patronymes, et leur histoire.
Dans cette étude, nous proposons d’examiner ce phénomène à travers plusieurs exemples emblématiques, notamment les patronymes Wolof Ndaw et Jaw, fréquemment transcrits à la Française sous la forme Ndao et Diao ; mais aussi des termes comme Wakam, devenu Ouakam, ou Wolof, jadis orthographié Ouolof ; sans oublier le cas des Dinka, un peuple d’Afrique de l’Est, que les Britanniques ont désignés par un nom qui n’est pas le leur, alors qu’ils se nomment eux-mêmes Jeng.
Sons absents du Français et adaptations orthographiques
La langue Française ne possède pas, en usage natif, de consonne semi-voyelle {w}, comparable à celle qu’on trouve en Wolof dans les mots comme Wolof, Wakam, Ndaw, Jaw, etc. Dans la phonologie Française, cette semi-consonne est souvent rendue par des diphtongues telles que ou, ao, ou o, conduisant à des transcriptions comme Ouolof, Ouakam, Ndao, ou Diao, qui ne correspondent pas à la prononciation authentique. On ne dit jamais Ndaoo, mais bien Ndaw ; de même, on prononce Jaw, et non Diao à la Française.
Cela n’est pas propre aux langues africaines : le français a eu les mêmes difficultés avec des noms allemands comme Wagner (prononcé {vagnɛʁ}) ou Volkswagen, dont la prononciation réelle échappe aux règles phonologiques françaises. De même, des noms polonais ou arabes contenant le son {W} sont fréquemment adaptés avec des approximations vocaliques. Il s’agit donc d’un phénomène d’ajustement linguistique, souvent inconscient, mais qui a des effets durables sur la perception des identités. L’écriture Ouolof, abandonnée aujourd’hui, témoignait de cette tentative de restituer phonétiquement une langue étrangère au système phonologique français. On observe la même tendance dans les transcriptions françaises de noms étrangers : Wagon en anglais devient waggon en vieil usage, mais se prononce à la française vagon ; Washington devient Ouachinton dans les premières transcriptions francisées. Ces adaptations reflètent l’inadéquation structurelle entre les systèmes phonétiques.
Une conséquence directe : la confusion identitaire
L’impact de ces transcriptions inexactes est profond. Deux individus portant le même patronyme peuvent se voir attribuer des origines différentes en fonction de la transcription utilisée. Ainsi, un Jaw du Waalo sera parfois orthographié Diaw, tandis qu’un Jaw de Njàmbur peut voir son nom écrit Diao. Et pourtant, les deux se prononcent Jaw et renvoient à la même origine linguistique. Ce phénomène est comparable à la situation des Wolof du Sénégal et de Gambie : les uns écrivent Ndiaye (orthographe Française), les autres Njie (orthographe Anglaise), mais tous écriraient Njaay s’ils transcrivaient eux-mêmes leur nom en Wolof. L’écart orthographique n’est donc qu’un effet de la langue coloniale.
De même, les Mandingues appellent souvent les Wolof Sourwa mais aussi “Wolofu”, parce que leurs structures phonologiques ne permettent pas de syllabes se terminant par une consonne, sauf la nasale vélaire /ŋ/ (représentée par ŋ (ng) comme dans Koŋ ou Konaŋ {parfois orthographié comme “Kong” et “Konang”}, il devrait être orthographié comme Koonaŋ, Koŋ}). C’est pourquoi, par exemple, le mot arabe Fajr (prière de l’aube) devient Fajiro en mandingue, Salat devient Seli, Amiin devient Amina, etc.
L’exemple révélateur du patronyme NDAW
Le patronyme Ndaw, très répandu au Sénégal, notamment chez les Wolof, est souvent orthographié Ndao dans les documents administratifs. Pourtant, cette orthographe ne correspond pas à la phonologie du mot. En Wolof, le nom se termine par une consonne (w) et non une voyelle (o). La lettre o finale n’est pas articulée dans la prononciation réelle. Ce n’est donc qu’une orthographe Française d’adaptation, pas une réalité linguistique.
Dans la tradition Wolof, les Ndaw portent un titre noble, le Bëlëp, dans les royaumes du Jolof ( Bërlëp) et du Saloum ( Bëlëp). Or, ce mot contient deux éléments phonétiques qui rendent son intégration en Mandingue improbable : le (ë) muet central, qui n’existe pas dans les langues mandingues, et la consonne finale p, absente de leur structure syllabique. Les langues mandingues exigent en effet que chaque syllabe se termine par une voyelle (sauf /ŋ/), ce qui rend des formes comme Ndaw, Jaw, Bëlëp ou Njaay imprononçables sans adaptation.
Les patronymes Mandingues et leurs structures linguistiques
Voici la liste précieuse et éclairante des patronymes traditionnellement reconnus comme Mandingues, qui illustrent parfaitement cette structure phonologique basée sur la voyelle finale : Keita, Koita, Touré, Konaté,Fofana, Gassama, Berthé, Camara, Condé, Kaba, Koté, Traoré, Kébé, Ira, Yra, Konté, Fatty, Kanté, Koné, Coulibaly, Sakho, Diarra, Sissoko, Guirassy, Doumbouya, Soumaré, Diakhaby, Fadiga, Diawara, Doucouré, Dramé, Bathily, Diakité, Diomandé, Sidibé, Sangaré, Dembélé, Kamissoko, Bagayogo (Bagayoko), Bayo, Doumbia, Sané, Sawané, Sima, Diaby, Danfa, Djitté, Sano, Mandiaŋ (Mandiang), Darry, Youla, Minté, Gassama, Gnabaly, Mané, etc.
Ces noms, issus de toutes les communautés Mandé francophones, anglophones ou lusophones, confirment une constante linguistique : aucun ne se termine par une consonne occlusive telle que -w, -p, ou -b, comme c’est le cas en Wolof.
Le cas du mot Counda/Coundeu et du totem des Ndaw
Le mot Counda, qui signifie “chez les” en mandingue, se retrouve dans des expressions comme Ndaw Counda/Coundeu, Sow Kunda, Traoré Counda,etc., l’équivalent du -éen Wolof (Njaayéen, Njóobeen, etc..) Or, dans le dictionnaire Wolof de Monseigneur Kobès (1923), Counda/Coundeu est aussi le nom wolof de la chèvre sauvage (bëyu àll). Certains Ndaw sont appelés Ndaw Counda/Coundeu, et leur lignée totémique remonterait à cette symbolique animale. Ce fait, bien que nécessitant davantage de recherches, illustre la profondeur culturelle et linguistique des affiliations traditionnelles. À noter que Ndaw Kunda/Kundeu est défini dans le dictionnaire de Kobès comme un noble du Waalo, ce qui confirme encore une fois l’ancrage historique de ce patronyme dans l’aire Wolof.
La prudence nécessaire face à la tradition orale
Enfin, les transcriptions ne sont pas les seules sources de confusion identitaire. Les traditions orales, bien qu’essentielles à la transmission historique, doivent être analysées avec rigueur. Dans sa thèse intitulée Les secrets de l’histoire et du mythe dans l’épopée du Kaabu d’après les traditions orales Mandingues (Université de Limoges, 2007), Mamadou Tangara relate un discours d’un communicateur traditionnel Mandingue affirmant que Jal Diop serait le nom d’un lieu fondé par Tiramang Traoré. Il ne semble pas savoir que Jal Diop est un nom de personne et non un nom de lieu. Il va jusqu’à dire que Dakar et Ndar ont été fondés par Tiramaŋ Traoré, bien qu’aucune source historique ne mentionne l’arrivée de Tiramang jusqu’à la presqu’île du Cap-Vert ou au nord du Sénégal. Cette anecdote montre que, comme toute source, l’oralité peut se déformer, et doit être confrontée à la linguistique, à l’ethnographie et à l’histoire comparée.
Les transcriptions coloniales, bien que souvent involontaires, ont durablement altéré la perception que les Africains ont de leurs propres noms, de leurs origines et de leur appartenance ethnique. L’écart entre la prononciation réelle de mots comme Ndaw, Jaw, Wolof, Wakam, et leur graphie administrative a engendré des interprétations erronées sur l’identité, la filiation ou l’origine de certains patronymes.
Comprendre ces décalages exige une analyse interdisciplinaire combinant linguistique, anthropologie, histoire et sociologie, afin de restituer la cohérence interne des cultures Africaines. Ce travail de clarification, loin de nier l’hybridité ou la circulation des identités, permet au contraire d’ancrer chaque nom dans son contexte historique, phonologique et culturel.
C’est aussi un appel à la vigilance méthodologique : pour étudier l’histoire Africaine, il ne suffit pas de se fier aux noms ou aux récits. Il faut croiser les sources, observer les structures linguistiques, et replacer les témoignages dans leur époque. Car l’identité, au fond, ne se dit pas seulement, elle s’articule, se prononce, s’écrit, et se transmet. Et dans cette transmission, chaque voyelle, chaque consonne, chaque silence même, compte. Voici ce qu’en dit le Sociologue Mandingue Fahiramane Koné : «De nombreuses familles appartenant aux ethnies voisines ont intégré au fil des siècles le monde mandingue, et vice-versa. C’est ainsi que l’on peut remarquer des familles mandingues portant des patronymes d’origine Wolof (Ndiaye, Diop, etc.), Peulh (Diallo, Diakhité, Sangaré, Sidibé, etc.), ou mossi (Ouédraogo).»
Référence : La Confrérie des Chasseurs Traditionnels Dozo en Côte d’Ivoire : Enjeux socio-culturels et dynamiques sécuritaires par Fahiramane Koné.
MGD