
Vers une géopolitique intégrative en Afrique de l’Ouest : lecture stratégique de la tournée du Premier ministre Ousmane SONKO en Côte d’Ivoire, Guinée et Sierra Leone
La tournée régionale du Premier ministre sénégalais Ousmane SONKO en Côte d’Ivoire, en Guinée et en Sierra Leone ne relève pas du simple registre protocolaire. Elle constitue un moment géopolitique de reconfiguration stratégique dans un contexte ouest-africain en pleine mutation. Ce déplacement trilatéral s’inscrit dans une logique d’ancrage régional renforcé, fondé sur la complémentarité économique, la convergence diplomatique et la volonté d’autonomisation géostratégique des États. Alors que le Sénégal entame l’exploitation de ses gisements pétro-gaziers (le champ GTA et Sangomar), cette diplomatie active vise à repositionner le pays non pas comme un acteur isolé, mais comme un pivot énergétique et géoéconomique dans la sous-région.
En ce sens, cette tournée s’apparente à ce que Gérard-François Dumont nommerait un moment géopolitique structurant, où les dynamiques spatiales, les projets étatiques et les stratégies de puissance s’entrelacent. La première étape à Abidjan s’inscrit dans une logique de renforcement des axes de convergence entre les deux premières économies de l’UEMOA. Avec un PIB de 77,5 milliards USD en 2023 (contre 28,8 milliards pour le Sénégal), la Côte d’Ivoire est incontestablement le poumon économique de la zone.Ce rapprochement répond à un triple enjeu : (souveraineté monétaire régionale (dans le sillage des débats sur l’ECO, une coordination entre Abidjan et Dakar devient cruciale pour tracer les contours d’une monnaie ouest-africaine crédible), interopérabilité des infrastructures (la coopération sur les corridors logistiques, les plateformes numériques et le maillage ferroviaire devient vitale pour fluidifier les échanges interétatiques ; le port autonome d’Abidjan représente 70 % des échanges portuaires de l’UEMOA) et sécurité et climat régional (face à l’instabilité sahélienne, une gouvernance concertée des menaces devient incontournable).
La rencontre avec les autorités ivoiriennes permet ainsi de jeter les bases d’une communauté d’intérêts stratégiques, que seul un dialogue franc entre puissances régionales peut construire.Deuxième escale : Conakry, capitale d’un pays à l’immense potentiel minier. Premier producteur mondial de bauxite, la Guinée concentre environ 25 % des réserves mondiales connues. À cela s’ajoutent des gisements prometteurs de fer (Simandou), de lithium et d’or, faisant du pays un acteur majeur de la transition énergétique mondiale.L’intérêt du Sénégal pour la Guinée dépasse la rhétorique fraternelle. Il s’agit de bâtir une alliance de transformation locale fondée sur l’axe énergie-mines, en s’inspirant de la stratégie sino-asiatique de codéveloppement des filières intégrées. Par exemple, un projet de corridor ferroviaire Dakar-Conakry pourrait servir à transporter simultanément des minerais guinéens et du gaz sénégalais, créant une infrastructure géostratégique mutualisée.La complémentarité est manifeste : le Sénégal, plateforme logistique et énergétique dotée de capacité portuaire avancée et la Guinée, grenier minier avec un besoin crucial d’industrialisation.
Cette synergie pourrait faire émerger une alliance sud-sud structurante, inspirée des modèles asiatiques de corridors économiques (Chine-ASEAN, Inde-Bangladesh).Moins en vue dans les agendas diplomatiques francophones, la Sierra Leone représente pourtant un pion stratégique de l’axe atlantique ouest-africain. Dotée d’un littoral de 402 km, d’un port en eau profonde à Freetown et membre actif du Commonwealth, la Sierra Leone est un sas naturel vers les marchés anglophones et les forums internationaux.La visite du Premier ministre Ousmane SONKO dans ce pays traduit une volonté de diplomatie du voisinage élargie, rompant avec les cloisonnements linguistiques hérités de la colonisation. Trois dimensions clés se dégagent : sécurité maritime (lutter contre les trafics illicites -armes, drogues, pêche illégale- qui fragilisent l’espace atlantique, coopération halieutique (mutualiser les moyens de surveillance et les normes d’exploitation durable) et influence multilatérale (renforcer les coalitions CEDEAO-Commonwealth sur les questions climatiques et de gouvernance).
Il s’agit donc ici d’une stratégie d’intégration externe, qui permet au Sénégal de consolider sa stature régionale tout en étendant sa marge de manœuvre diplomatique.Le triptyque Côte d’Ivoire – Guinée – Sierra Leone rappelle certains modèles asiatiques de développement régional des années 1970 à 1990 (Les « Dragons »). En effet, Singapour, la Corée du Sud, Taïwan et Hong Kong, malgré leurs tailles modestes, ont su se positionner comme des hubs spécialisés et interdépendants, intégrés dans des chaînes régionales de valeur à forte intensité technologique et logistique.De la même façon, le Sénégal semble vouloir se projeter comme un hub énergétique et numérique de l’Afrique de l’Ouest, tout en structurant son environnement proche par la diplomatie économique et la complémentarité productive.
La différence, ici, est que cette stratégie s’appuie sur une souveraineté partagée entre États africains, et non sur une intégration néolibérale déséquilibrée.Ce repositionnement diplomatique s’inscrit enfin dans une vision plus large : celle d’une Afrique de l’Ouest multipolaire, articulée autour de pôles de spécialisation régionaux : Dakar (énergie, gouvernance numérique, logistique), Abidjan (finance, agro-industrie, diplomatie régionale), Conakry (minerais, industrie lourde, logistique minière) et Freetown (commerce maritime, coopération anglophone, diplomatie multilatérale).Ce quadrilatère constitue le socle possible d’une nouvelle géoéconomie régionale, fondée sur la confiance, la convergence et la souveraineté partagée.
À l’heure des recompositions globales, des transitions énergétiques et des défis sécuritaires transfrontaliers, l’Afrique de l’Ouest ne peut plus se permettre la fragmentation.Le pari d’Ousmane Sonko est donc à la fois audacieux et structurant : faire du Sénégal un État charnière dans une région en quête de stabilité, d’interdépendance productive et de leadership africain.
Dr Seydou Kanté, Analyste géopolitique, consultant international, chercheur et auteur Email : seydoo@hotmail.com